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que l'idée d'une volonté qui choisit est une idée de professeur. On ne choisit
point de naître, ni évidemment ses parents. Aussi le bon vouloir, le vrai vou-
loir, est de partir de là, et de développer ce qui se montre. Ainsi pour l'amour,
il dépend de chacun de le mener à bonne fin, comme on élève un enfant chéri.
Car on ne choisit pas non plus ses enfants ; mais ce n'est pas une raison pour
les accepter comme on accepte la pluie ou la grêle.
L'amour fatal plaît au premier moment. Mais le développement de cette
maladie d'après l'idée qu'on n'y peut rien fait voir plutôt offense qu'offrande.
Imaginez ce discours de l'amoureux hypocondriaque : « Je suis bien forcé de
dire que je vous aime, et je ne puis faire autrement. J'ai cherché vainement
quelque symptôme annonçant la guérison, mais je n'en trouve point. Voici
donc l'hommage que je vous fais. Je suis lié à vous par une nécessité de
Alain, Esquisses de l homme (1927) 85
nature ; je voudrais me délier, et je ne puis. Je ne vous promet rien, sinon de
joyeusement fuir dès que je le pourrai. » Ce discours est en vérité injurieux ; il
enferme autant de haine que d'amour. Aussi trouve-t-on les effets de ce
mélange dans le jeu des passions. Mais ce n'est point sentiment. Nous ne
trouvons encore ici que deux ennemis qui se guettent. Et puisque l'âge les
dépouille jour après jour d'un peu de ce pouvoir magique, on voit se produire
ce jeu cruel, où chacun essaie un peu tous les jours la corde qu'il tient et la
corde qui le tient. C'est à qui s'enfuira le premier.
Juliette, quand elle voit pour la première fois Roméo, trouve ce mot
sublime : « Nourrice, dit-elle, si je n'épouse pas celui-là je mourrai vierge. »
Certes elle ne choisit pas d'aimer ; mais plutôt elle reprend cet amour étran-
ger ; elle le fait sien. Elle en jure d'abord, ce qui la porte au sentiment le plus
haut. On dira que c'est vouloir ce qu'on ne peut empêcher. Les stoïciens en
étaient là quand ils disaient : « Les destins te traînent si tu résistes, mais si tu
consens, ils te conduisent. » C'est ainsi qu'un homme peut aller au supplice au
lieu de s'y laisser traîner. Mais cet exemple est trop violent ; il abolit toute
pensée réelle. Que l'homme le prenne bien ou mal, c'est toujours mourir. Au
contraire, s'il s'agit de vivre, il y a bien de la différence entre accepter et
subir ; l'action même en est changée. Je n'ai pas bien compris d'abord en quel
sens les destins nous conduisent ; entendez qu'ils nous offrent à chaque instant
des passages dont l'homme accablé et triste se détourne. L'espérance a ouvert
plus d'une porte.
Dans le fait il y a bien de la différence entre le métier qu'on accepte de
bonne grâce et même de tout son cSur, et le même métier, si on le subit. C'est
toute la différence d'un bon comptable à un médiocre, ou d'un bon charpentier
à un médiocre.
En toutes choses, les hommes s'usent souvent à penser cette faible idée :
« J'ai mal choisi ; cela est sans remède, et c'est tant pis pour moi. » L'idée juste
est au contraire que tous les choix sont mauvais si l'on s'abandonne, mais
qu'ils peuvent tous devenir bons par le bon vouloir. Nul ne choisit son métier
par de bonnes raisons, puisqu'il faut choisir un métier avant de le connaître.
Nul ne choisit non plus ses amours. Mais c'est la fidélité qui sauve le choix, ici
comme là. Il faut choisir d'être fidèle ; il faut choisir de rendre le choix bon. Il
y a peut-être des romanciers qui s'aperçoivent, à l'exécution, que le sujet qu'ils
ont choisi n'est pas beau. Et certes il est bien facile de se prouver à soi-même
qu'un sujet est mal choisi ; mais aussi cela ne conduit à rien. Alors on n'écrit
point. Car il n'y a pas de beaux sujets ; il faut les rendre beaux par la fidélité.
Il n'y a pas peut-être une seule pensée qui ne soit déception, si l'on attend
qu'elle se développe, et si on la regarde danser. Il n'y a pas une seule pensée
qui ne nous paie de nos peines, si nous la suivons généreusement. Ainsi il n'y
a pas sans doute un seul amour qui ne puisse devenir grand et beau si l'on en
jure ; et le plus bel amour ne va pas loin si on le regarde courir. Mais plutôt il
faut le porter à bras, comme un enfant chéri.
5 février 1926.
Alain, Esquisses de l homme (1927) 86
Esquisses de l homme (1927), 4e édition, 1938
XXXVIII
L'homme de guerre
23 septembre 1922.
Retour à la table des matières
Tout homme est guerrier. Non par les causes extérieures, mais par la
structure et par l'énergie accumulée. Tout homme qui entre dans un jeu s'y
anime, sans penser aux coups de pied ni aux os cassés. Qui n'a vu un soldat,
roi des chevaux, acculer un animal fou dans l'angle de deux murs, et lui passer
la bride ? L'animal est de beaucoup le plus fort, mais il fléchit devant l'orgueil,
le courage et la certitude. Ce dompteur de chevaux risquait sa vie ; mais il ne
pensait point à cela ; il ne visait, au contraire, qu'à étendre sa propre vie.
L'homme n'aime pas autre chose que les actions difficiles et les victoires,
comme on voit dans les sauvetages, où l'homme est prompt, assuré et
infatigable. Ce héros c'est n'importe qui. Comme l'écrivait Desbois, penseur
d'infanterie, aujourd'hui poussière de Somme : « Le massacre est une des
conditions du jeu, il n'en est pas la fin. » Le fait est qu'il y a péril de mort en
beaucoup d'actions ; et l'on arriverait à n'oser plus boire du lait qui n'a pas
bouilli ; c'est pourquoi l'homme choisit de vivre et choisit de vaincre. Ne lui
dites pas que la guerre est effrayante et au-dessus des forces ; cela lui donnera
envie d'y aller.
Ici est le détour de pensée qui demande attention. Car je semble donner
gagné à ceux qui disent que la guerre est dans la nature humaine et durera
autant que les hommes. Ce que je dis, c'est que la guerre est toujours possible
Alain, Esquisses de l homme (1927) 87
et sera toujours possible, de même que la colère est toujours possible et guette
même le sage. Or, au sujet de la colère, n'importe qui peut comprendre qu'il y
a deux erreurs du jugement, également funestes, et d'ailleurs alliées ; la
première est de croire que toute colère est vaincue parce qu'une colère est [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]
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que l'idée d'une volonté qui choisit est une idée de professeur. On ne choisit
point de naître, ni évidemment ses parents. Aussi le bon vouloir, le vrai vou-
loir, est de partir de là, et de développer ce qui se montre. Ainsi pour l'amour,
il dépend de chacun de le mener à bonne fin, comme on élève un enfant chéri.
Car on ne choisit pas non plus ses enfants ; mais ce n'est pas une raison pour
les accepter comme on accepte la pluie ou la grêle.
L'amour fatal plaît au premier moment. Mais le développement de cette
maladie d'après l'idée qu'on n'y peut rien fait voir plutôt offense qu'offrande.
Imaginez ce discours de l'amoureux hypocondriaque : « Je suis bien forcé de
dire que je vous aime, et je ne puis faire autrement. J'ai cherché vainement
quelque symptôme annonçant la guérison, mais je n'en trouve point. Voici
donc l'hommage que je vous fais. Je suis lié à vous par une nécessité de
Alain, Esquisses de l homme (1927) 85
nature ; je voudrais me délier, et je ne puis. Je ne vous promet rien, sinon de
joyeusement fuir dès que je le pourrai. » Ce discours est en vérité injurieux ; il
enferme autant de haine que d'amour. Aussi trouve-t-on les effets de ce
mélange dans le jeu des passions. Mais ce n'est point sentiment. Nous ne
trouvons encore ici que deux ennemis qui se guettent. Et puisque l'âge les
dépouille jour après jour d'un peu de ce pouvoir magique, on voit se produire
ce jeu cruel, où chacun essaie un peu tous les jours la corde qu'il tient et la
corde qui le tient. C'est à qui s'enfuira le premier.
Juliette, quand elle voit pour la première fois Roméo, trouve ce mot
sublime : « Nourrice, dit-elle, si je n'épouse pas celui-là je mourrai vierge. »
Certes elle ne choisit pas d'aimer ; mais plutôt elle reprend cet amour étran-
ger ; elle le fait sien. Elle en jure d'abord, ce qui la porte au sentiment le plus
haut. On dira que c'est vouloir ce qu'on ne peut empêcher. Les stoïciens en
étaient là quand ils disaient : « Les destins te traînent si tu résistes, mais si tu
consens, ils te conduisent. » C'est ainsi qu'un homme peut aller au supplice au
lieu de s'y laisser traîner. Mais cet exemple est trop violent ; il abolit toute
pensée réelle. Que l'homme le prenne bien ou mal, c'est toujours mourir. Au
contraire, s'il s'agit de vivre, il y a bien de la différence entre accepter et
subir ; l'action même en est changée. Je n'ai pas bien compris d'abord en quel
sens les destins nous conduisent ; entendez qu'ils nous offrent à chaque instant
des passages dont l'homme accablé et triste se détourne. L'espérance a ouvert
plus d'une porte.
Dans le fait il y a bien de la différence entre le métier qu'on accepte de
bonne grâce et même de tout son cSur, et le même métier, si on le subit. C'est
toute la différence d'un bon comptable à un médiocre, ou d'un bon charpentier
à un médiocre.
En toutes choses, les hommes s'usent souvent à penser cette faible idée :
« J'ai mal choisi ; cela est sans remède, et c'est tant pis pour moi. » L'idée juste
est au contraire que tous les choix sont mauvais si l'on s'abandonne, mais
qu'ils peuvent tous devenir bons par le bon vouloir. Nul ne choisit son métier
par de bonnes raisons, puisqu'il faut choisir un métier avant de le connaître.
Nul ne choisit non plus ses amours. Mais c'est la fidélité qui sauve le choix, ici
comme là. Il faut choisir d'être fidèle ; il faut choisir de rendre le choix bon. Il
y a peut-être des romanciers qui s'aperçoivent, à l'exécution, que le sujet qu'ils
ont choisi n'est pas beau. Et certes il est bien facile de se prouver à soi-même
qu'un sujet est mal choisi ; mais aussi cela ne conduit à rien. Alors on n'écrit
point. Car il n'y a pas de beaux sujets ; il faut les rendre beaux par la fidélité.
Il n'y a pas peut-être une seule pensée qui ne soit déception, si l'on attend
qu'elle se développe, et si on la regarde danser. Il n'y a pas une seule pensée
qui ne nous paie de nos peines, si nous la suivons généreusement. Ainsi il n'y
a pas sans doute un seul amour qui ne puisse devenir grand et beau si l'on en
jure ; et le plus bel amour ne va pas loin si on le regarde courir. Mais plutôt il
faut le porter à bras, comme un enfant chéri.
5 février 1926.
Alain, Esquisses de l homme (1927) 86
Esquisses de l homme (1927), 4e édition, 1938
XXXVIII
L'homme de guerre
23 septembre 1922.
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Tout homme est guerrier. Non par les causes extérieures, mais par la
structure et par l'énergie accumulée. Tout homme qui entre dans un jeu s'y
anime, sans penser aux coups de pied ni aux os cassés. Qui n'a vu un soldat,
roi des chevaux, acculer un animal fou dans l'angle de deux murs, et lui passer
la bride ? L'animal est de beaucoup le plus fort, mais il fléchit devant l'orgueil,
le courage et la certitude. Ce dompteur de chevaux risquait sa vie ; mais il ne
pensait point à cela ; il ne visait, au contraire, qu'à étendre sa propre vie.
L'homme n'aime pas autre chose que les actions difficiles et les victoires,
comme on voit dans les sauvetages, où l'homme est prompt, assuré et
infatigable. Ce héros c'est n'importe qui. Comme l'écrivait Desbois, penseur
d'infanterie, aujourd'hui poussière de Somme : « Le massacre est une des
conditions du jeu, il n'en est pas la fin. » Le fait est qu'il y a péril de mort en
beaucoup d'actions ; et l'on arriverait à n'oser plus boire du lait qui n'a pas
bouilli ; c'est pourquoi l'homme choisit de vivre et choisit de vaincre. Ne lui
dites pas que la guerre est effrayante et au-dessus des forces ; cela lui donnera
envie d'y aller.
Ici est le détour de pensée qui demande attention. Car je semble donner
gagné à ceux qui disent que la guerre est dans la nature humaine et durera
autant que les hommes. Ce que je dis, c'est que la guerre est toujours possible
Alain, Esquisses de l homme (1927) 87
et sera toujours possible, de même que la colère est toujours possible et guette
même le sage. Or, au sujet de la colère, n'importe qui peut comprendre qu'il y
a deux erreurs du jugement, également funestes, et d'ailleurs alliées ; la
première est de croire que toute colère est vaincue parce qu'une colère est [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]